Le Monde

« Des barreaux et des planches »

Paroles du dedans (Prix Diversité Culturelle 2015)11 janvier 2016, par Florence Aubenas
« « Moi, les ateliers, ça m’emmerde » dit un détenu « Moi aussi », a rétorqué Olivier Brunhes, le metteur en scène. Il leur propose autre chose que de préparer l’habituelle représentation en prison: cette fois, ce sera « du vrai théâtre avec un vrai public », ils monteront sur une scène nationale. (…) Les attentats ont vidé des lieux de spectacle. Pourtant les jours des représentations, l’Apostrophe est comble, enthousiaste (…) Un détenu dit : « Moi, dehors, je continue le théâtre. » Quand il relève la tête, il est étonné de ne voir personne rire.  »
Florence Aubenas

Ils devaient être huit sur la scène du théâtre de l’Apostrophe, à Cergy, dans le Val-d’Oise, mais seulement deux détenus ont pu jouer la pièce qu’ils préparaient depuis un an à la maison d’arrêt d’Osny. Entre-temps, l’état d’urgence a été instauré...

Dans une aile de la maison d’arrêt du Val-d’Oise, à Osny, huit prisonniers font les cent pas dans un petit local, sorte de salle de classe avec des barreaux. Sur le tableau noir, une main a écrit : « Je suis comme la bête, je rêve de me faire la belle. » Ce jour-là, les prisonniers ruminent tous la même chose : « L’affaire sent le roussi ». Ça fait trois mois qu’ils répètent ici une pièce de théâtre, chaque jeudi, Paroles du dedans, dont les textes ont été écrits dans un atelier en prison. A la première rencontre, l’un a lâché, lèvre dédaigneuse : « Moi, les ateliers, ça m’emmerde. » « Moi aussi », a rétorqué Olivier Brunhes, le metteur en scène.

Brunhes leur propose autre chose que de préparer l’habituelle représentation en prison « devant 20 détenus modèles et autant de surveillants » : cette fois, ce sera « du vrai théâtre avec un vrai public », ils monteront sur une scène nationale, à l’Apostrophe de Cergy. « On va voir des personnes extérieures, d’un autre milieu, trouver peut-être des nouvelles vies. J’arrive à ne plus penser à rien, même à la prison », écrit à sa famille un gros garçon de 20 ans.

Brunhes a mis plus d’un an à monter le dossier. Avec sa troupe L’Art Eclair, il travaille surtout « en marge », la prison ou la rue, après avoir passé quinze ans dans la compagnie de Laurent Terzieff. A un mois du spectacle, il ne manque que les permissions de sortir exceptionnelles, qu’attribue dans chaque établissement la commission d’application des peines (CAP). L’audience a été fixée au 16 novembre 2015. Les huit détenus y croient à fond. Enfin, ils y croyaient. Parce que le 13 novembre 2015, à 21 h 42, la France s’est arrêtée de respirer : 130 morts dans les tueries de Paris. Dans sa lettre suivante, le gros garçon continue : « On était partis pour du théâtre, on a reçu une leçon de l’histoire. »

A l’heure des attentats, le 13 novembre, les détenus d’Osny sont...bouclés en cellule comme chaque nuit. «Tout lemonde s’est mis à hurler à travers les fenêtres,on n’arrivait pas à comprendre ce qui se passait.Puis un seul son a fini par tout saturer: la chaîne BFM, à fond et en continu», raconte l’un d’eux. A mesure que tombent les informations, on entend parfois le cri d’un prisonnier, réalisant qu’un proche se trouve peut-être au Bataclan. «Moi, je pouvais en discuter avec mon codétenu», dit Mister O., un des huit participants au projet. Il le
signale comme une chance extraordinaire. Dans le grand poker menteur de la prison, où chacun bluffe, débine, menace, comment faire confiance à cet homme allongé à quelques centimètres de soi? Dévoiler trop vite ses pensées peut s’avérer risqué, surtout une nuit comme cellelà, dans un établissement qui expérimente un des premiers programmes de «déradicalisation». Alors «chacun s’est barricadé en lui-même», le cerveau surchauffé par le flot d’images brutes, se souvient Mister K., lui aussi dansle projet. «On devenait fous. Je me suis mis à imaginer qu’ils allaient attaquer la prison, qu’on serait pris au piège.» Le lendemain, à Osny, c’est l’affolement, les téléphones à disposition desdétenus –heures limitées, numéros réglementés, conversations enregistrées – sont pris d’assaut. L’un aperdu deux cousines à une terrasse, un autre n’arrive pas à joindre son oncle, vigile au Stade de France. «Le massacre à Charlie Hebdo avait violemment divisé les prisons», dit l’un. Cette fois, il n’a entendu personne revendiquer, ou même sous entendre, une compréhension pour ces massacres.

C’est trois jours plus tard, donc, que les permissions pour le théâtre doivent être examinées par la CAP. Mais entre temps, l’état d’urgence
a été déclaré en France: plus personne ne sort, ou au compte gouttes.
Pour le théâtre, la procureure demande de tout annuler, tandis que le service d’insertion et de probation d’Osny plaide pour un examen au
cas par cas. Finalement, des autorisations sont accordées:mais à deux détenus seulement. Dans la Cocotte Minute d’Osny –815hommespour
600 places et 20 postes de surveillants non pourvus –, ce qui devrait être une victoire commence par ressembler à un problème.

Dans la petite salle, les huit hommes attendent la décision. C’est Marina Pajoni, directrice pénitentiaire d’insertion et de probation,
qui leur annonce: «Deux pourront y aller, c’est déjà pas mal, mais je comprendrais que vous vouliez laisser tomber.» Elle leur propose
d’en débattre, mais sans connaître les noms des deux élus. Ils ne seront annoncés qu’après.
«C’est comme un bateau qui coule, il y a les morts et les rescapés», lâche un petit avec une barbe et «Superman» écrit sur sonbob. Tout le monde rit nerveusement, quand un autre, teint très noir, comme poudré, hausse les épaules. «Ce ne sera pas moi de toute façon.»
Il se trouve qu’il porte le même nom qu’un terroriste. Un gaillard en survêtement blanc s’étonne de sentir son coeur se décrocher à l’idée de ne pas jouer. «Quand je me suis inscrit, mes potes m’ont dit: “Du théâtre? Tu es devenu fou. Ça fait tapette. Il vaut encore mieux le groupe Scrabble.”» Même certains surveillants renâclent àparticiper à tout ce qui est culturel, alors qu’ils se
battent pour encadrer les activités sportives. «Survêtement blanc», à nouveau: «Je le dis franchement: au début, j’y suis allé pour gratter des réductions de peine» auxquelles donnent droit les activités endétention. Mais les activités sont rares, le budget dérisoire, tout passe dans le sécuritaire. Les normes européennes recommandent «une vie aussi proche que possible de celle à l’extérieur, avec au moins cinq heures en dehors des cellules». En France, on atteint péniblement une heure. Un quart des détenus seulement arrive à décrocher une place.
«Alors, on décide?» Plus personne ne se regarde. «Ça sent le roussi», répète quelqu’un.
Résultat: 8 voix pour continuer. Applaudissements.
Les deux noms tombent: Mister K. et Mister O. «On est une team, ils nous représenteront», s’enflamme Superman. Un autre
lance: «Pourquoi eux?» La procureure a avancé qu’il pourrait y avoir des représailles contre les musulmans à l’extérieur. Pour les «protéger» ils ne sortent pas. «C’est un truc de raciste, contre nous», proteste une voix. La colère monte. Un autre, lunettes de soleildans les cheveux: «Nous aussi, on est touchés par les attentats. Si on pointe les Arabes tout le temps, qu’est ce qui va se passer dans le pays?» Mister K. et Mister O. sont traités de «Français». «Ça nous a un peu abattus», reconnaît MisterK., 30 ans, par ailleurs ivoirien et musulman. MisterO., 24ans, visage d’ange, est fils d’immigré, mais catholique.
Olivier Brunhes pousse les chaises contre le tableau noir. Quelqu’un veut abandonner? Pas de réponse. «On reprend, on se mobilise.
Ce n’est pas parce qu’on est dans un espace de merde qu’il faut se laisser bouffer.» Aux côtés de Mister K. et Mister O., il est décidé que des
acteurs remplaceront au pied levé les six recalés. Mais ce sont eux qui leur montreront comment dire le texte. «Quand j’ai appris le
mien, j’étais choqué moi-même d’y arriver», dit Survêtement blanc. Brunhes désigne un prisonnier, qui se lance: «A la mort de mon
père, seul sur le lit de ma chambre, je devais avoir 12 ou 13ans. Je voyais la scène, l’appartement, les gens qui pleuraient au salon. Je ne
pouvais pas croire que c’était là que je me trouvais. En fait, il était déjà trop tard, mais personne ne le savait. Je gardais mes larmes blanches,
froides comme du métal…» Dans les couloirs, fracas assourdissant de portes métalliques et de galopades: l’alerte de sécurité vient d’être déclenchée. Le détenu continue, comme sans y prêter attention: «Je devenais un loup, comme si je m’asseyais à votre table, vous ne le savez pas encore, mais je suis là pour vous dévorer…».

Décembre 2015, on est au Théâtre de l’Apostrophe pour deux soirées. Pendant la répétition, Mister K. et Mister O. se mettent spontanément à tourner en rond sur les planches comme en cour de promenade. Il faut leur dire d’arrêter. Parmi les acteurs, Kemso, silhouette de danseur brésilien, bien qu’il soit plutôt de la banlieue nord, «35 ans et demi, dont 12 de placard, dehors depuis 8mois». Il a connu Brunhes à la maison d’arrêt de Villepinte, un projet de théâtre, déjà. «Les jeunes dehors sont fascinés par mon passé. Je leur dis: “Vous rêvez, il n’y a pas de délinquant heureux.”» Dans le «milieu», Kemson’est pas devenu la grosse tête qu’il croyait être. «Je sens encore des tiraillements, mais je me tourne vers l’artistique. On est cette génération de “renois” avec un gros vécu, qui essaie de rentrer dans le cinéma. J’espère en faire de l’oseille.» C’est pas gagné: un rôle dans Fracas, autre pièce de Brunhes, deux jours dans une série télé. Kemso glisse à Mister O.: «Tu vas voir, des gens vont t’applaudir,même ceux qui te regarderaient drôlement dans la rue.»
Les attentats ont vidé des lieux de spectacle. L’Apostrophe est comble, enthousiaste. Une question agite les rangées: «Quels sont les
deux vrais prisonniers?» Ça va être au tour de Mister O. de se lever. Il se souvient de ce jour à Osny où les gros bras du groupe s’étaient lâchés, se demandant «s’ils auraient la trouille sur scène». «On n’a pas tout à fait peur, mais pas loin», leur concédera prudemment
Mister O. En sortant, un spectateur a fini par identifier Mister K. On l’entoure, il signe un autographe, une femme suspendue à son cou, vibrante de fierté: «Je suis sa soeur.» Une voiture doit les ramener à laprison avant minuit.

Une semaine plus tard, debriefing derrière les barreaux dans la petite salle d’Osny, avec les six qui n’ont pu sortir. Survêtement blanc
prend la parole: «Chaque soir, je réfléchis tout seul. Je me dis: la juge, elle voit que je suis là pour détention d’armes. Imagine: j’arrive sur
scène, le shetan [ledémon]entre dans ma tête, j’arrose tout le monde.»
Un type s’énerve: «C’est du cinéma ce que tu dis.» Il se tourne vers Olivier Brunhes: «Sur la tête de ma mère, il est incapable de faire ça.»
Superman: «Moi, j’ai trafic de drogue, je ne vois pas le rapport.» Survêtement blanc: «Bon, on a fait des conneries, metstoi
à la place de la juge. C’est l’état d’urgence.» Tout le monde finit par se réconcilier sur le dos de Mister O., accusé d’avoir bégayé sur scène. Il
doit sortir dans quelques jours. Il le cache. La jalousie, les représailles, qui sait? MisterO. se souviendra des hiboux sur lesmurailles d’enceinte, plongeant en piqué pour attraper les rats dans la cour. Il les a regardés des nuits entières.
Les yeux fixés à terre, Survêtement blanc dit: «Moi, dehors, je continue le théâtre.» Quand il relève la tête, il est étonné de ne voir personne rire.


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